1991
Ce travail photographique a débuté après un reportage sur la solitude humaine à Los Angeles : Alone in LA. De retour à Paris, le regard que je portais alors sur la capitale n’était plus le même.
C’est en errant dans les rues du quartier où je vivais (entre Pigalle et l’Opéra), que mon regard s’émut en se posant sur de curieux boudins de tissus gisant au fond des caniveaux. Cette population de chiffons s’apparentait de façon étrange à celle que j’avais croisée quelques mois plus tôt à Los Angeles : des personnages fantomatiques et silencieux, cabossés, solitaires, abandonnés dans l’indifférence générale de la cité.
développerréduireJe suis entré dans l’histoire des Chiffons de Paris bien avant l’arrivée des engins mécaniques. Les rameaux de bouleaux des premiers balais avaient déjà été remplacés par des branchages de plastique vert fluo, mais les chiffons de barrage restaient encore fidèles au caniveau. Un peu fanés, certes, mais encore dans leur jus, ils traversaient le temps.
Peu de gens remarquaient leur présence, beaucoup ne leur prêtaient déjà plus attention. Seule leur disparition soudaine en aurait peut-être choqué certains… Le ronron du quotidien « métro-boulot-dodo » finissait par les rendre invisibles, même aux yeux des piétons.
Ce projet photographique a été entrepris dans le but de conserver une trace de ces chiffons de barrage et de la place qu’ils ont occupée pendant des décennies dans les rues de Paris.
Partie intégrante du patrimoine parisien, aussi emblématiques que les colonnes Morris ou les fontaines Wallace, les chiffons de Paris évoquent un quotidien aujourd’hui disparu : le Paris matinal du maraîcher, de la laitière et du gai balayeur au fil de l’eau…
Parce que les rues de Paris ont la particularité unique d’avoir toutes été conçues en pente, ces barrages de fortune furent aménagés devant les bouches de lavage, au point haut des trottoirs, pour guider l’eau dès sa sortie vers l’un des deux versants de la rue à nettoyer.
Ainsi, le balayeur pouvait ramener les détritus dans le courant d’eau du caniveau, descendant alors nonchalamment jusqu’au bas de la rue où l’égout attendait bouche ouverte. Puis, le balayeur remontait à la bouche de lavage pour y inverser l’orientation de son chiffon, avant de reprendre sa chorégraphie sur l’autre versant de la rue.
Les Chiffons de Paris ont commencé à se répandre dans les caniveaux de la capitale à partir des années 60. Ces objets insolites, typiquement parisiens, furent l’accessoire indispensable des balayeurs chargés d’effectuer la toilette des rues de Paris. La légende raconte que c’est un éboueur d’origine africaine qui aurait importé cette technique de son village natal.
Bricolés à partir de vieilles étoffes souvent récupérées sur place, les chiffons de barrage reflétaient l’image du quartier où ils étaient conçus : serpillères saucissonnées d’une pauvre ficelle dans les rues populaires ; vêtements exhumés de poubelles dans les rues plus fréquentées ; moquettes épaisses enrubannées d’adhésif sur les Grands boulevards…
Usés par l’eau, malmenés par les roues de voitures, ces rouleaux de tissus prenaient au fil du temps des figures fantomatiques, avant d’être remplacés lorsqu’ils ne tenaient plus suffisamment leur rôle de barrage.
Ainsi vivait, au ras du trottoir, la population hétéroclite des Chiffons de Paris.
Dès 1986, la ville de Paris commença à s’interroger sur le devenir de son réseau d’eau non potable, créé au XIXe siècle.
En 2009, des expérimentations visant à remplacer les bouches de lavage traditionnelles par des modèles équipés de jets directionnels envisageaient déjà la suppression des chiffons de barrage.
Finalement, les méthodes de nettoiement mécanisées prirent le dessus, avec l’utilisation de laveuses mécaniques et de lances à haute pression.
Aujourd’hui, les chiffons de barrage ont presque totalement disparu des rues de Paris.